Si l’agriculture urbaine ne permettra jamais au Grand Paris d’être autosuffisant sur le plan alimentaire, la métropole a la chance d’être encore entourée de 569 000 hectares de terres agricoles parmi les plus fertiles au monde. Mais plus de 90 % des surfaces sont aujourd’hui consacrées aux grandes cultures céréalières vouées à l’exportation. Sous l’effet de la crise sanitaire et d’une prise de conscience, les choses sont toutefois en train de changer. Voici les solutions des experts pour rabibocher rats des villes et rats des champs.
Des champignonnières dans un ancien parking du 18e arrondissement, une tour maraîchère à Romainville (93), une plantation de houblon sur les murs de l’Opéra Bastille, des aromates, fruits et légumes sur les toitures d’un centre sportif du 15e, des fraises cultivées en conteneurs high-tech, des jardins collectifs, familiaux ou partagés… La métropole parisienne a beau se convertir à l’agriculture urbaine, il serait utopique d’imaginer la ville dense nourrir seule ses 7 millions d’habitants. « Ces initiatives intra-muros sont primordiales en matière de réappropriation de l’alimentation par les consommateurs ou de rafraîchissement de la ville, elles ont une fonction sociale et pédagogique importante, mais sont anecdotiques en termes de quantité. Avec une exploitation agricole pour 74 000 habitants, contre une pour 123 en France, l’autosuffisance est évidemment impossible », constate l’ingénieure agronome Laure de Biasi.
La demande de produits locaux a explosé avec la crise sanitaire, portée par une quête de qualité, un mouvement de solidarité avec les agriculteurs, mais également par la numérisation de la vente.
Laure de Biasi, chargée d’agriculture et d’alimentation durable à l’Institut Paris Région
Sur la voie de la relocalisation de son alimentation, le Grand Paris n’est pourtant pas totalement dépourvu. « L’agriculture urbaine recoupe celle qui est dans la ville et celle qui est pour la ville. Or, atout rare, elle est l’une des rares métropoles mondiales à avoir conservé à ses portes un hinterland nourricier, avec près de 47 % du territoire francilien encore agricole (569 000 hectares), des terres parmi les plus fertiles au monde et près de 5 000 exploitations régionales », prolonge la chargée d’agriculture et d’alimentation durable à l’Institut Paris Région. « N’oublions pas que l’Île-de-France est au centre des meilleures terres agricoles françaises, avec la Brie, la Beauce, la plaine de France. Un capital considérable ! », corrobore Gilles Fumey, géographe et coauteur de Villes voraces et villes frugales.
Une riche tradition agronomique
À l’heure où la crise sanitaire a cruellement questionné la résilience des grandes villes – Paris, qui importe 90 % des produits consommés, ne disposerait que de trois jours d’autonomie alimentaire, selon l’Ademe –, la région dispose néanmoins d’une autre carte dans sa manche pour ne pas crier famine : sa riche tradition agronomique. « À la fois proche du pouvoir et du peuple à nourrir, de Versailles et des faubourgs parisiens, l’agriculture francilienne est de longue date un formidable laboratoire d’expérimentations pour concilier l’excellence et le nombre. Dès le XVIe siècle ont été développées des techniques pour hâter la maturation des plantes, étendre la saison de croissance des fruits et légumes. Un passé prestigieux, dont témoigne la richesse de son terroir, avec près de 1 600 marques aujourd’hui labellisées “Produit en Île-de-France” », souligne Laure de Biasi.
Dès lors, pourquoi la ville ne profite-t-elle pas davantage des fruits de la campagne environnante, son rayon d’approvisionnement étant passé de 150 à 660 kilomètres entre le XVIIIe siècle et aujourd’hui ? Le divorce a grandi tout au long du XXe siècle, conséquence d’un double mouvement. « Les espaces agricoles qui ont nourri, accompagné, la croissance de l’agglomération ont été finalement mis en péril par cette dernière. À l’instar de la Plaine des Vertus d’Aubervilliers [93], qui couvraient deux tiers des besoins en légumes des métropolitains il y a plus d’un siècle, les terres ont été artificialisées, urbanisées, polluées, mises en concurrence pour répondre aux besoins grandissants de logements et de déplacements des Franciliens, quand le chemin de fer, la route et la réfrigération repoussaient toujours plus loin l’approvisionnement », met d’abord en exergue l’ingénieure agronome de l’institut Paris Région.
De son côté, l’agriculture francilienne a elle aussi tourné le dos à l’ingrate cité, en se spécialisant dans les grandes cultures, se mécanisant et se tournant résolument, durant les Trente Glorieuses, vers l’export et les marchés mondiaux. Des exploitations qui, pour augmenter les seuils de rentabilité, pour amortir les investissements dans les machines notamment, ne cessent de racheter les terres voisines pour s’agrandir. Blé, colza, orge… les grandes cultures, céréales en tête, représentent désormais 93 % de la surface agricole et 74 % des exploitations, quand seulement 5 000 hectares sur 570 000 sont dédiés aux fruits et légumes, les deux tiers des exploitations maraîchères ayant disparu entre 2000 et 2010.
Définitivement bannies du bassin parisien ? Pas si sûr. « Depuis le début des années 2000, les liens se renouent, d’abord avec l’instauration des premiers circuits courts – Amap, renouveau des légumes de marchés… – qui répondaient aux craintes des consommateurs face à la répétition des scandales alimentaires, de la vache folle aux épidémies de E. coli », fait remarquer Christine Aubry, chercheuse à l’Inra-AgroParisTech et spécialiste de l’agriculture urbaine. Cette demande de réappropriation par les consommateurs de leur alimentation, jamais démentie depuis, se traduit par l’essor de l’agriculture biologique, de circuits courts et de proximité, boostés par les Amap (Association pour le maintien d’une agriculture paysanne) ou le réseau de « La Ruche qui dit oui », l’émergence de supermarchés coopératifs, telle la Louve (Paris 18e), ou le retour en grâce des jardins partagés.
Parallèlement, le monde agricole a lui aussi esquissé quelques gestes de réconciliation. « L’année 2016 a été particulièrement catastrophique, notamment pour les céréaliers [mauvaise météo, mauvaises récoltes…, ndlr], qui se sont dès lors interrogés sur leur trop grande dépendance au marché international. Il y a depuis, pour des raisons économiques, une volonté de se diversifier, de développer un peu d’agriculture biologique, d’exploiter aussi des cultures de plein champ dédiées à la restauration collective des villes avoisinantes », note l’ingénieure de l’Inra.
Et le printemps 2020 pourrait bien avoir accéléré considérablement le rapprochement. « La demande de produits locaux a explosé avec la crise sanitaire, portée par une quête de qualité, un mouvement de solidarité avec les agriculteurs, mais également par la numérisation de la vente, observe Laure de Biasi, chiffres à l’appui. La demande des maraîchers franciliens a ainsi été multipliée par dix lors du premier confinement, les drives fermiers ont augmenté de 400 % au niveau national. Et les circuits courts et de proximité, selon l’INRAE, représenteraient désormais 15 à 20 % de la consommation, contre 8 % en 2016 ! » « J’ai même vu pour la première fois des paquets de farine estampillés “Fabriqué en Île-de-France” dans les rayons des supermarchés parisiens ! », complète Christine Aubry.
Des velléités politiques
De leur côté, les acteurs publics œuvrent aussi à la relocalisation de la production, du moins dans leurs différents documents stratégiques. Plan régional pour une alimentation locale, durable et solidaire, plan alimentation durable de la mairie de Paris, plan climat alimentation énergie métropolitain, schéma de cohérence territoriale (Scot)… tous affichent comme priorité la sanctuarisation des espaces agricoles actuels et de leurs fonctionnalités, voire ambitionnent de les accroître. Le « Zéro Artificialisation Nette » d’ici 2050 est, lui, un objectif de la loi Climat et Résilience, votée en juillet dernier.
Pas le moindre des défis. L’urbanisation (-6 % de surfaces agricoles entre 1990 et 2008, principalement dans l’ex-ceinture verte située à moins de 30 km de Paris) s’est certes ralentie, mais elle grignotait encore 590 hectares chaque année entre 2012 et 2018. La bataille pour le Triangle de Gonesse (95), objet d’un projet d’urbanisation de 250 hectares – mais aussi d’une alternative 100 % agricole de 750 hectares –, est à ce titre éminemment symbolique. « Cela témoigne parfaitement de la pression foncière à laquelle sont soumises les terres agricoles franciliennes, face aux nombreux projets d’aménagements de la métropole et sa périphérie.Il n’est pas rare de voir des agriculteurs prolonger leurs activités, faire un peu de rétention de leurs terres en attendant un changement d’usage pour les vendre plus cher », déplore Hélène Bechet, coordinatrice de Terre de liens en Île-de-France.
À l’inverse, des municipalités comme Montrouge ou Châtillon (92) s’interrogent sur l’avenir de leurs propriétés foncières hors les murs. « Elles réfléchissent, par exemple, à transformer une partie de leurs centres de loisirs situés en Essonne et dans les Yvelines en exploitation agricole pour leur restauration collective, témoigne Christine Aubry. De même, avec les nombreux départs à la retraite d’agriculteurs à venir, va émerger une problématique de rachat du foncier par certaines communes. Avec le risque que ce ne soit pas forcément bien perçu par un monde agricole craignant de se faire “coloniser” par la grande ville… »
Il faut une recrudescence des moulins, des légumeries, des meuneries, voire un retour des abattoirs autour du Grand Paris. Et ce, à la bonne échelle. Ni des projets frappés de gigantisme ni ceux “trop micro” laissant craindre l’éparpillement et l’inefficacité.
Christine Aubry, chercheuse à l’Inra-AgroParisTech
Si l’autosuffisance métropolitaine à 100 % est une utopie à laquelle aucun acteur n’aspire, les marges de progrès demeurent cependant nombreuses. Tout autant que les défis à relever. « Pour certains produits, les salades, le persil, la consommation en blé et donc le pain, le houblon et donc la bière, la consommation francilienne pourrait être couverte par la production locale. Encore faut-il reconstituer certains maillons entre l’amont et l’aval pour avoir une filière locale, tels que les outils de première transformation, de distribution ou de transport au sein du territoire francilien », défend Laure de Biasi. Un constat auquel abonde Christine Aubry : « Il faut une recrudescence des moulins, des légumeries, des meuneries, voire un retour des abattoirs autour du Grand Paris. Et ce, à la bonne échelle. Ni des projets frappés de gigantisme ni ceux “trop micro” laissant craindre l’éparpillement et l’inefficacité. D’où la nécessité, pour l’approvisionnement comme la transformation, d’avoir des initiatives portées par des coopérations territoriales, par exemple par Est-Ensemble et non par Montreuil seule. Toute la difficulté étant alors d’accepter une perte d’autonomie pour se mettre d’accord sur des orientations stratégiques et des critères communs entre les acteurs. »
Une nécessaire diversification des cultures
Si l’on veut décupler le maraîchage et réintroduire l’élevage, la prochaine bataille est sans doute celle de la garantie de prix suffisamment rémunérateurs aux éleveurs, dans la restauration collective comme dans la grande distribution.
Christine Aubry, chercheuse à l’Inra-AgroParisTech
Reste qu’à moins de se contenter de sandwichs au cresson à tous les repas, la relocalisation appelle aussi à une diversification des cultures dans une région produisant à peine 1 % de la viande ou des produits laitiers et moins de 10 % des fruits et légumes consommés. Un impératif qui implique, premier levier, d’encourager la diversification des grandes exploitations. « Si l’on veut décupler le maraîchage et réintroduire l’élevage, la prochaine bataille est sans doute celle de la garantie de prix suffisamment rémunérateurs aux éleveurs, dans la restauration collective comme dans la grande distribution. Que la loi EGALlim [votée en 2018, elle a été renforcée en juin dernier, ndlr] visant une plus juste rémunération des agriculteurs soit enfin respectée ; et que la prochaine politique agricole commune – pour la période 2023-2027 – récompense les pratiques vertueuses, notamment en réorientant les aides au nombre de travailleurs par exploitation et non au nombre d’hectares. Un critère qui soutient la mécanisation et donc la spécialisation », estime Christine Aubry. Une orientation pour l’heure pas vraiment défendue à la table des négociations. Autre écueil : la crise actuelle. « Depuis le premier confinement, l’aide alimentaire n’a jamais été autant sollicitée, difficile dans ce contexte de soutenir des prix plus justes », craint la professeure consultante à AgroParisTech.
Grâce à notre foncière et notre fondation, nous acquérons des terrains pour les confier en fermage à des projets solidaires, durables et écologiques que nous accompagnons.
Hélène Béchêt, directrice de Terre de liens
Une autre piste consiste à accompagner l’installation de nouveaux agriculteurs, issus ou non du monde agricole, au moment où près de la moitié des exploitants français doivent prendre leur retraite dans la prochaine décennie. Telle est l’une des missions portées par Terre de liens, dont les sept fermes franciliennes labellisées depuis 2006 – 3 en Seine-et-Marne, 2 en Essonne, 2 dans le Val-d’Oise – ont fait le choix de la polyculture, de débouchés en circuits courts, d’agriculture biologique et de garantie de revenus corrects aux agriculteurs. « Grâce à notre foncière et notre fondation, nous acquérons des terrains pour les confier en fermage à des projets solidaires, durables et écologiques que nous accompagnons. Avec le double enjeu de montrer qu’un modèle différent de la culture intensive est possible et d’accueillir du public pour le sensibiliser », détaille Hélène Béchêt, sa coordinatrice en Île-de-France. « Les néo-maraîchers peinent à accéder à la terre, les Safer [Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural, ndlr] travaillant trop à l’agrandissement des exploitations », critique Gilles Fumey, qui invite les collectivités à « préempter le foncier au profit de producteurs locaux et de la reconstitution de ceintures maraîchères ».
Du côté de Terre de liens, si le mouvement est de plus en plus sollicité par les collectivités, la cohabitation avec les acteurs traditionnels, au mieux indifférents, doit encore être améliorée. L’administratrice plaide « pour une nouvelle loi foncière, permettant une régulation renforcée des passations des terres. Aujourd’hui, quand des terres se libèrent, certaines transactions échappent encore à la Safer, notamment quand des sociétés vendent seulement des parts. » Autre enjeu pour réussir le renouvellement des générations : la formation. « Aujourd’hui, il n’y a aucune orientation pour encourager ces métiers, il faut absolument une politique pour attirer les jeunes, et pas seulement des personnes en reconversion professionnelle », alerte Christine Aubry.
Un arsenal de dispositifs
Avec un bassin de 7 millions d’habitants, sans compter ses travailleurs-navetteurs ou ses 29 millions de touristes annuels (en 2019, avant le Covid), les collectivités territoriales ont quant à elles la clé de la commande publique pour soutenir une production de qualité et de proximité. Objectifs et intentions sont d’ailleurs légion : 100 % d’alimentation en circuits courts, dont 50 % de bio, dans les lycées d’ici à 2024 pour la Région ; 100 % d’alimentation durable ou bio dans la restauration collective parisienne, dont la moitié dans un rayon de moins de 250 km avant 2026 ; « Arcueil, ville comestible » ; ou encore le « pacte pour une démocratie alimentaire durable » signé par les communes d’Est-Ensemble… En tout, 13 plans alimentaires territoriaux ont d’ores et déjà vu le jour en Île-de-France.
Et les « états généraux de l’agriculture et de l’alimentation » de la capitale, prévus pour l’automne, devraient encore renforcer les instruments à disposition. Avec comme point d’orgue la création en 2022 d’AgriParis, un établissement public, peut être sous la forme d’une coopérative qui sera l’interlocuteur majeur des professionnels – paysans, agriculteurs, éleveurs, transformeurs ou encore entreprises de logistique, de restauration collective, de tri et de valorisation des déchets. « Comme la coopérative bio d’Île-de-France, fondée par des agriculteurs, AgriParis devrait permettre de trouver des débouchés aux produits bio ou durables existants et de soutenir la multiplication des exploitations de ce type », juge Christine Aubry, qui prévient : « Il faut absolument que ces outils soutiennent la mutualisation de l’offre et de la demande, et non que les 131 communes de la Métropole s’amusent chacune à contractualiser dans leur coin, mettant en concurrence et fragilisant les agriculteurs. »
Il faut absolument que ces outils soutiennent la mutualisation de l’offre et de la demande, et non que les 131 communes de la Métropole s’amusent chacune à contractualiser dans leur coin, mettant en concurrence et fragilisant les agriculteurs.
Christine Aubry, chercheuse à l’Inra-AgroParisTech
Et l’ingénieure en agronomie de faire une ultime proposition pour rabibocher rats des villes et rats des champs : « Accroître les flux dans l’autre sens, à savoir de la ville à la campagne, pour mettre en place une véritable alliance des territoires et abolir la notion de territoire servant. » La métropole dispose de deux leviers à cette fin, à commencer par ses déchets organiques, matière première à méthaniser ou composter pour fertiliser les sols et se substituer aux intrants chimiques. La seconde ? « Un potentiel de main-d’œuvre intéressant pour mettre en place des filières maraîchères de proximité́, permettant de s’émanciper de la dépendance à l’Italie ou à l’Espagne et à leur main-d’œuvre “esclavagisée” », argue Gilles Fumey. Le Grand Paris, qui nourrit des rêves de relocalisation agricole, a encore du pain sur la planche.
Julien Descalles
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